
Jouer(3) : Les Scènes
Ce 3e épisode est un peu particulier, parce que je vais partir d’un peu de théorie. N’importe quelle partie de jeu de rôle se découpe en scènes.
Cette affirmation demande un peu d’explication. Le jeu de rôle sur table est une activité surtout orale qui a des liens avec le conte, le roman, le théâtre, le cinéma et la bédé. En tant qu’activité orale, il s’appuie sur des mots avant de s’appuyer sur des images.
Les mots & les images. C’est la première différence avec le théâtre, le cinéma et la bédé. Quand le cinéma me montre un personnage, il lui suffit d’une image. On n’a rien besoin de dire sur le personnage pour qu’on s’en fasse une idée…
En jeu de rôle, comme dans le conte ou le roman, parler d’un personnage ne suffit pas. Si je dis “Lucile”, je dis très peu de choses sur le personnage. C’est une femme, et c’est à peu près tout. Pareil si je dis “la patrouilleuse”. J’en dis à peine plus. Pourtant, ça peut suffire à éveiller chez mon interlocuteur, toi en l’occurrence, une image. C’est le propre de l’imagination : la capacité à créer une image mentale à partir de simples mots. Si je dis « chat » ou « arbre », je fais naître dans ton cerveau une image de chat ou d’arbre. Hélas, ton image de chat n’a pas grand-chose à voir avec mon image de chat. Et j’aurais beau te parler des heures de ce chat ou de cet arbre, il ne sera jamais exactement la même dans ma tête que dans la tienne. C’est la limite de l’oral.
En revanche, l’oral a un avantage sur l’image. Il permet d’exprimer des émotions, des sentiments. Si je te dis “J’ai faim” ou “Je suis en colère”, tu comprends tout de suite ce que je ressens. C’est plus compliqué à montrer en images. Voilà pourquoi on galère dans un roman à décrire un personnage et pourquoi c’est facile de parler de ses sentiments. Au cinéma, c’est l’inverse.
Des histoires. Les mots et les images ont des propriétés différentes, mais ils ont un point commun : le cerveau a de la peine à les mémoriser. Pour s’en souvenir, il a besoin de se raconter une histoire.
Si je dis “clé, hélas, erreur, venir, quand, besoin, il, sens”, tu vas avoir de la peine à te rappeler tous les mots. Par contre, si je dis “Il entra avec sa femme dans la pièce”, tu n’auras aucun souci à les retenir. Dans les deux cas, j’ai 8 mots, mais, au lieu de te bombarder d’images mentales, je te donne des images qui te permettent de créer une histoire. Et c’est pareil avec les images.
Je peux facilement jouer avec cette capacité de ton cerveau. Si je te dis deux phrases “Il a recommencé à boire” et “Sa femme l’a quitté”, tu vas inconsciemment créer un lien entre les deux phrases. Le surréalisme a beaucoup joué avec les limites de cette capacité du cerveau en mettant bout à bout des phrases incompréhensibles comme “Le chat est bleu. La terre est une olive.” Malgré toi, tu vas essayer de te faire une histoire.
On obtient le même effet au cinéma avec le fameux effet Koulechov. Le cinéaste Koulechov choisit dans un film 3 images du visage d’un acteur. Il intercale ensuite une image d’une assiette de soupe sur une table, d’une femme morte dans son cercueil et d’une fillette en train de jouer. Pour les spectateurs, le même visage exprime, tour à tour, l’appétit, la tristesse et la tendresse.
Les scènes. Quel rapport avec les scènes et le jeu de rôle ? Si j’admets que le jeu de rôle est d’abord une activité orale et que la partie me raconte une histoire, j’ai besoin d’une unité pour mesurer cette histoire. C’est là que sert le concept de scène.
Avec des mots ou des images, je crée des scènes : des personnages sont dans un lieu et font quelque chose à un moment donné. Une scène se définit par ces 4 constantes : des personnages, un lieu, une action et un moment. Même si on a un personnage tout seul assis en silence à ne rien faire pendant quelques minutes, c’est une scène. Une scène contemplative, mais une scène quand même.
Les scènes peuvent s’enchaîner les unes aux autres. Quand on supprime une scène ou plusieurs, parce qu’elles sont sans intérêt, on appelle ça une ellipse. Quand on raccourcit plusieurs scènes, on appelle ça un sommaire. Avec des mots, il suffit de dire “Ils voyagent pendant trois jours et affrontent des groupes de rescapés.” Voilà plusieurs scènes raccourcies.
Tu as conscience de ces scènes quand tu joues une partie, n’importe quelle partie, même si tu ne fais pas le découpage dans ta tête.
La résolution. J’en arrive au cœur de ma réflexion. En jeu de rôle, chaque scène a sa résolution, mais elle n’utilise pas toujours les mêmes moyens pour le faire. Pour Ron Edwards, dans son Big Model, il n’y a que 3 façons de résoudre une action : Drama, Fortune ou Karma. Soit je raconte ce qui se passe, soit je lance les dés, soit je compare des valeurs, chiffrées ou non. Le dernier cas mérite un exemple. Si mon personnage se promène la nuit, que je joue un elfe et que les elfes voient la nuit, j’utilise 2 valeurs non chiffrées pour résoudre l’action, la valeur “elfe” et la valeur “voir la nuit”.
On travaille beaucoup en jeu sur la résolution d’action, mais sans réfléchir à une résolution par scène. D’un jeu à l’autre, d’une table à l’autre, d’une partie à l’autre, on ne résout pas toujours les scènes de la même façon. Une scène de dialogue, par exemple, peut se résoudre par un simple échange entre les joueurs et le meneur.
Du coup, il me semble nécessaire de faire une liste des types scènes possibles avant de réfléchir à un jeu. Parce qui si le nombre de scènes possible est infini, les types de scènes sont peu nombreuses pour un jeu donné.